« Notre  mémoire est triplement mutilée » (Amin Zaoui, écrivain) 

Dans cette interview, Amin Zaoui, écrivain iconoclaste, revient sur son dernier roman Canicule glaciale et son écriture d’une façon générale qui s’adosse constamment à l’Histoire et interroge la mémoire de l’Algérie et de tout le sous-continent nord-africain.  « L’histoire pour moi, ce n’est pas seulement ce qui a été écrit par les historiens, les vrais historiens, mais plutôt ce qui a été oublié par ces grands historiens : les détails de la vie individuelles qui se trouvent dans les plis du corps humain », estime-t-il.

 

Votre dernier roman, Canicule glaciale, est adossé, comme la plupart de vos livres, à l’Histoire. Pourquoi cet intérêt particulier pour l’élément historique ?

En réalité, je travaille beaucoup sur le corps féminin, mais il n’y a pas de corps sans mémoire, pas de corps sans Histoire. Le corps, c’est le témoin et le lieu où s’exercent les plaisirs, les rêves et les tortures. Le corps, pour moi, ne relève pas du domaine de la consommation charnelle, il est le miroir qui se regarde dans la mémoire. Le corps dans ses épreuves reflète l’Histoire. Il est le champ de bataille de l’Histoire. Il n’y a pas de corps, dans le sens philosophique, loin du contexte historique. L’histoire pour moi, ce n’est pas seulement ce qui a été écrit par les historiens, les vrais historiens, mais plutôt ce qui a été oublié par ces grands historiens : les détails de la vie individuelles qui se trouvent dans les plis du corps humain. Dans le sentimental et dans le charnel et tout ce qui les fait et tout ce qui les entoure.

Parfois, l’Histoire et la fiction sont complémentaires. D’autres fois, comme c’est le cas dans Canicule glaciale, elles s’affrontent. Que peut la littérature face à l’Histoire ?

On lit un livre d’histoire, une recherche pertinente, mais on oublie de se demander : qui a façonné cette Histoire pleine de guerre, de complots, de roueries et de tueries ? Et c’est le roman, le bon roman, qui répond à cette question : c’est l’individu qui engendre l’Histoire. Et le roman, le bon roman, creuse dans l’individu et l’individuel, en décrivant ses désirs, ses jalousies, ses amours, ses faiblesses, ses forces, ses méchancetés, ses bontés et ses langues. Le bon roman est plus important, est plus influent, est plus efficace qu’un livre d’Histoire.

La société algérienne vit des crispations identitaires aigues. Or, dans Canicules glaciale, vous mettez en scène une cohabitation heureuse des cultures et des identités. Les personnages, bien qu’appartenant à des univers identitaires divers, vivent et dialoguent dans la sérénité. Pourquoi vous tournez le dos à la réalité ?

Au contraire, ce qui est décrit dans Canicule glaciale est la réalité algérienne actuelle palpitante. En traîne en nous et derrière nous le poids de l’Histoire, le poids du passé. Nous n’avons pas su ni comment faire revivre notre passé ni comment l’enterrer ! Nous vivons une sorte de tragédie humaine à l’algérienne. Le trouble de l’identité. On ne peut pas régler le problème de l’identité si les secrets de notre Histoire et de notre passé lointain demeurent cadenassés, confisqués, truqués ou interdits. L’identité algérienne souffre des mensonges de l’Histoire, et des falsificateurs de notre passé ancestral. On ne peut régler le problème de l’identité si on n’arrive pas à régler notre problème avec notre Histoire mal écrite ou falsifiée. L’Histoire est une plaie ouverte !

Le père d’Augustin est parti. Le père d’Afulay est là mais il est « absent ». La figure du père est présente dans votre roman à travers son absence, une absence physique ou symbolique. Cette absence est une métaphore de l’absence d’autorité dans l’univers que vous peignez dans votre roman, l’absence de l’État en quelque sorte. Les milliers d’Afulay et d’Augustin qui peuplent l’Algérie et l’Afrique du nord sont-ils condamnés à rester orphelins ?

Effectivement, Afulay comme Augustin, deux personnages dans le roman, ont été marginalisés, et ils le sont toujours. Ils sont bannis de notre perception plurielle de la vie commune sociale, politique et confessionnelle dans notre pays. Toute approche analytique sélective de l’Histoire est un crime contre l’Histoire et contre ceux qui ont fait cette Histoire. Dans le roman Canicule glaciale  il y’a un troisième personnage, à l’instar d’Afulay et d’Augustin, qui a subi l’acte d’effacement, et il le subit toujours, de la mémoire collective algérienne : Lévy, le juif autochtone, l’enfant du village de Hénaya dans la banlieue de Tlemcen, arrière-arrière-petit-fils du grand rabbin Abraham Al N’qaoua. Nous vivons dans un pays ou la mémoire est mutilée politiquement, religieusement et ethniquement.

Canicule glaciale est écrit d’une façon fragmentaire. Est-ce qui cette façon d’écrire a été un choix ou elle s’est imposée à vous ?

Canicule glaciale est un roman écrit selon une construction et un découpage cinématographiques. Et c’est la même construction esthétique que j’avais déjà menée dans mon roman précédent L’enfant de l’œuf  (2018). Dans cette approche esthétique, il y’a beaucoup d’économie langagière. Canicule glaciale  est un roman écrit visuellement. La peinture. Les sons. Les musiques. Les intersections linguistiques : français, arabe algérien, arabe classique, tamazight, espagnol, portugais.

On a appris récemment que ce roman est traduit en allemand et sera bientôt publié. Comment est accueilli votre travail littéraire à l’étranger, en Allemagne mais aussi ailleurs, dans les autres pays où vous êtes traduits ?

Canicule glaciale est mon troisième roman traduit en allemand après La chambre de la vierge impure et Le dernier juif de Tamentit  édités aux éditions Sujet. J’ai eu l’occasion de présenter les deux précédents en Allemagne, et j’ai trouvé une grande curiosité chez le lecteur allemand. J’étais invité d’honneur au grand salon du livre de Leipzig pour présenter La chambre de la vierge impure, et dans une rencontre-débat avec les lecteurs, quelqu’un m’avait dit : pour nous les Allemands, c’est la littérature et notamment le roman qui nous encourage à l’investissement économique dans un pays ou dans un autre. Les Allemands prêtent une grande attention au roman. À leurs yeux, il est le miroir de la société : l’image de la femme, la liberté individuelle, la tolérance, la diversité…. Ils apprennent du roman plus que les statistiques données par les milieux économiques des pays en voie de développement.

Mes romans sont traduits en quatorze langues, entre autres l’anglais, l’allemand, le suédois, l’espagnol, l’italien, le chinois, le grec, le tchèque, le kurde… et, à chaque traduction, je reçois beaucoup de messages de félicitations de la part des lecteurs et aussi de mes éditeurs et mes traducteurs.

Canicule glaciale sort à un moment où une crise sanitaire, morale, politique et éthique secoue le monde. Cette phase est particulièrement difficile et dangereuse par ce qu’elle est marquée par le retour des extrémismes et des « replis sur soi ». Quelle est la place de la littérature dans des moments de chamboulement comme celui-ci ?

La littérature est un rempart contre l’extrémisme. Lire, c’est l’issue pour la liberté et la libération. Normalement, dans une période de confinement, c’est la culture et notamment la lecture qui libère le citoyen du poids du quotidien. Dans une période de confinement, la lecture est libératrice du citoyen lecteur de toute manipulation idéologique ou maladie psychologique. Mais en Algérie, par manque de livre et de lecture, les charlatans ont trouvé leur capital en usant de cette fragilité humaine générée par la solitude pour plus d’endoctrinement fanatique.  En Europe, les ventes de livres ont connu une hausse phénoménale suite au confinement imposé par la pandémie du Covid 19, mais chez nous le livre est le dernier des soucis pour l’État comme pour les familles !

La culture est aussi une économie solide mais avant tout un style de vie.

Mais, il faut le signaler, Canicule glaciale est à son troisième tirage au bout de moins de trois mois.

 

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