Edward Saïd et « le style tardif » : Le sentiment de n'être ni à sa place ni dans son temps

C’est vers la fin des années 1980 qu’Edward W. Saïd (1935-2003), intellectuel palestino-américain, théoricien et critique littéraire, consacra au thème du style tardif une série d’articles, quelques conférences dans des universités, et un séminaire en 1990. Il projetait d’exploiter ces matériaux dans un ouvrage. Cependant, en raison de sa disparition en 2003, le projet demeura inachevé. Quelques années plus tard, il fut confié au critique américain, Richard Poirier, qui supervisa le livre. Michael Wood orchestra le tout. Ils publièrent l’ouvrage posthume en langue anglaise, en 2006. La version française a vu le jour, en septembre 2012, aux éditions Actes Sud.   

L’ouvrage est structuré en sept parties. Les chapitres I, II et V regroupent les conférences consacrées au thème du style tardif et un article publié par la London Review of Books. Les chapitres III, IV, VI, VII mettent en évidence la conception saïdienne du style tardif ainsi que ses analyses des œuvres tardives de musiciens et d’écrivains tels que Ludwig van Beethoven, Wolfgang Amadeus Mozart, Glenn Gould, Jean Genet, Constantin Cavafy, Thomas Mann, Luchino Visconti…

Le style tardif d’après Theodor W. Adorno (1903-1969)

C’est ce philosophe, sociologue, compositeur et musicologue allemand, qui forgea la notion de « style tardif » traduite en langue anglaise par l’expression « late style », dans un essai qu’il consacra, en 1937, aux dernières compositions de Ludwig van Beethoven (1770/1827), en l’occurrence les cinq dernières sonates pour piano, « La Neuvième Symphonie », « La Missa Solemnis », les six derniers Quatuors à cordes et les « Sept bagatelles pour piano ».

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Créées à la fin de la vie de Beethoven, à une période où celui-ci, sourd, vieilli, vivant à l’écart de sa société, rejetant l’ordre dominant, les dernières œuvres de ce compositeur se caractérisent par l’expression d’une note de tristesse et d’un sens tragique. Saturées d’immobilisme, de moments d’absences, de silences, d’isolement, de rupture, ces œuvres laissent échapper un « sentiment d’inachevé, d’un abandon brutal, voulu… » C’est une suite d’épreuves et de « difficultés insurmontables ». Ainsi, il émane du style tardif de Beethoven une idée « d’anachronisme » et de tragédie qui attribue à l’œuvre musicale une idée de catastrophe. « La maturité des œuvres tardives ne ressemble pas à celle des fruits mûrs. Elles sont […] non pas arrondies, mais ravinées, ravagées. Privées de douceur, âpres et piquantes, elles refusent de se prêter à la pure délectation, » estime Adorno.

Certaines œuvres tardives se caractérisent par un esprit de maturité, de sérénité, de « résolution de conflits » et de possibilité de « réconciliation ». D’autres expriment un sentiment de tourment, de tristesse, de révolte et une série de « contradictions irrésolues ».

Le style tardif selon Edward W. Said

C’est cette seconde catégorie qu’E.W. Said s’est attaché à étudier dans son ouvrage posthume. En partant de ce postulat, le terme « tardif » traduit l’idée de l’existence d’une « tension » dépourvue d’harmonie et de quiétude. C’est une « forme d’exil » où s’exprime le sentiment d’une modification du temps, où le présent est investi par d’autres temporalités, le passé s’éloigne, le futur s’échappe. Il se dégage alors une impression d’ancrage dans le temps tout en se situant en dehors du temps ou encore une impression de non appartenance au lieu et au temps. C’est-à-dire « le sentiment de n’être ni à sa place ni dans son temps ».

Le style tardif de Ludwig van Beethoven (1770/1827) et de Wilhelm Richard Wagner (1813/1883)

À titre d’exemple, les dernières œuvres de la vie de ces deux compositeur s’inscrivent dans et en dehors de leur époque. Elles sont « en avance » sur leur temps en raison de leur caractère audacieux et novateur, et « en retard » sur leur époque car, écrit E. W. Saïd, « elles décrivent un retour à des domaines oubliés ou délaissés par la marche en avant de l’histoire ».

Ce sentiment de non appartenance à leur société et à leur époque s’explique par la transformation du statut du compositeur survenu durant cette période. Le « nouveau » compositeur n’était plus « un serviteur » de la société et de l’église mais « un génie créateur exigeant qui se tenait orgueilleusement, voire peut-être narcissiquement, à l’écart de son temps ».

Constantin Cavafy, poète grec, originaire d’Alexandrie (1863/1933)

La caractéristique principale du style tardif de l’auteur du poème « Myrès; Alexandrie en 340 après J. C. » réside dans l’existence d’une tension et d’une lutte entre un sentiment de « désenchantement » et de « plaisir ». Chaque élément poursuit sa direction. La « subjectivité » de l’auteur maintient cette tension. C. Cavafy attribue à Alexandrie, sa ville natale, la fonction d’un « lieu » qui prend l’allure d’une « satrapie », c’est-à-dire « l’aboutissement du chemin qui le conduisit à la poésie de sa maturité ». C’est un espace autobiographique qui évoque des lieux où se sont produits des événements vécus. Il émane de la poésie cavafienne un sentiment d’exil, une note de « mélancolie désenchantée » qui s’ancre dans une temporalité qui se situe dans un double mouvement temporel, « en dehors du présent de la réalité, et parallèlement à lui ».

« Du style tardif » est un ouvrage transdisciplinaire

Il mérite d’être connu et reconnu. Outre l’analyse rigoureuse du sentiment tardif tel qu’il se manifeste dans les œuvres des musiciens et des écrivains de grande renommée, les essais d’E. W. Said offrent l’opportunité de découvrir les spécificités stylistiques et métaphoriques de chaque œuvre étudiée.

Identification de l’auteur avec les objets étudiés

Les réflexions d’E.W. Said permettent d’établir une identification entre l’auteur, les écrivains et les musiciens qui font l’objet de ses analyses. À l’instar de T. Adorno, J. Genet, C. Cavafy et bien d’autres, E. W. Saïd vivait une situation d’exil, de « déchirement », d’absence. Il est né à Jérusalem, vécut d’incessants allers et retours entre Beyrouth et le Caire, puis il alla s’installer au États-Unis,  et il mourut à New York. Un sentiment de décalage, c’est-à-dire l’impression de n’être ni à sa place ni avec et dans son temps, l’accompagna tout au long de sa vie. Cet état est décrit dans son ouvrage autobiographique À Contre-voie (Out of place, 2000) à travers l’extrait suivant : « J’ai l’impression parfois d’être un flot de courants multiples… Ces courants, comme les thèmes de nos vies, coulent tout au long des heures d’éveil… Ils sont à côté mais peuvent être décalés, mais au moins ils sont toujours en mouvement, dans un temps, dans un lieu… Une forme de liberté, c’est ce que j’aime à penser, même si je suis loin de croire que c’est vrai. »

Même s’il émane de cet extrait qui appartient à la phase ultime de la vie d’E. W. Saïd l’idée d’une tension, d’une contradiction, d’une solitude, il s’en dégage, néanmoins, une note d’apaisement, d’harmonie, de sérénité qui dénote l’existence chez l’auteur d’une prise de conscience, d’une stabilité, d’une maturité, d’une sagesse qui font naître chez les lecteurs/trices un sentiment d’acceptation, de « réconciliation » et d’achèvement exprimé dans la dernière phrase de l’extrait cité ci-dessus : « Toutes ces discordances dans ma vie m’ont appris finalement à préférer être un peu à côté,    en décalage ».

Edward Wadia Said, Du style tardif, essai traduit de l’américain par Michelle – Viviane Tran Van Khal, éditions Actes Sud, Hors collection, Septembre, 2012, 320 p., 25 euros.

Titre original : On late style ; Éditeur original : Panthéon.

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