Georges Bataille et l’anticipation du fascisme (3e partie et fin)

Le fascisme : pourquoi un tel succès ?

La structure épistémologique du fascisme est caractérisée par une hétérogénéité constitutive, par un dualisme intrinsèque entre la religion et la politique, le sacré et le profane. Les meneurs sont traités dans ce cas comme des personnes sacrées, en raison de l’introduction de la rationalité du pouvoir politique homogène dans l’exercice hétérogène du pouvoir.

Bataille s’appuie sur les acquis de l’anthropologie sociale dans le domaine d’étude de la dualité des normes sacrées pour essayer d’expliquer la combinaison harmonieuse des formes pures et impures. La thématique de la misère sacrée – en tant qu’impure – du chef constitue la pierre de choppe sur laquelle va se fonder la quête de l’existence supérieure et élevée – en tant que pure – que visera le chef à travers l’établissement de la souveraineté absolue. Celle-ci inclut les classes misérables en les excluant. Il y a en un certain sens  une tension qui assure le maintien du dualisme du monde  hétérogène,  une sorte d’identité des contraires entre la gloire et la déchéance ; entre les formes impératives élevées (supérieures) et les formes misérables (inférieures).

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Le fondement de l’action fasciste en tant que forme supérieure, donc hétérogène, repose sur un éthos collectif, celui de la valorisation et de l’appel aux sentiments représentés comme élevés et nobles « et tend à constituer l’autorité comme un principe inconditionnel, situé au-dessus de tout jugement utilitaire. » (SPF : 27). La supériorité ici, en tant que  « souveraineté impérative », s’exerce à travers des aspects frappants, propres aux diverses situations humaines dans lesquelles il est possible de dominer ou d’opprimer ses congénères, pour plusieurs raisons : l’âge, la faiblesse physique, leur état juridique, le vouloir de domination d’un seul, etc. On peut avancer bien évidemment plusieurs exemples de cela, tels que le rapport du père à ses enfants, celui du chef militaire à la population civile et à son armée, celui du maître et de l’esclave ou même celui du roi par rapport à ses sujets.

Une chose importante s’impose ici : le simple fait de dominer ses semblables implique l’hétérogénéité du maître, explique Bataille, en tant que maître en soi : « dans la mesure où il se réfère à sa nature, à sa qualité personnelle, comme à une justification de son autorité, il désigne cette nature comme tout autre par rapport au domaine rationnel de la mesure et de l’équivalence : l’hétérogénéité du maître ne s’oppose pas moins à celle de l’esclave » (SPF : 28). La nature hétérogène du maître se distingue des autres – l’immondice et la misère des esclaves et des classes inférieures – par l’exclusion de toute immondice dont la fin est la pureté absolue, recherchée et réalisée par des moyens sadiques. Si l’existence misérable se produit incontestablement de manière multiple, la société homogène, de sa part, propose une existence réduite à commune mesure, exercée par l’instance impérative : le fondement d’une oppression qui se développe uniquement en réduisant l’Autre à une existence marginalisée, exclue. Une nouvelle forme radicale et avide de l’exclusion s’impose.

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L’autorité de l’armée et de ses chefs, en tant qu’hétérogènes, s’organisent autour de l’ordre et de la hiérarchie; deux composantes qui forment une société noble par excellence.  La noblesse des armes laisse entendre une hétérogénéité intense, en tant que formes de cette dernière. Et c’est là où réside l’attractivité et le succès du fascisme au point que, la mort et le sang répondus par les armes, représentent une hétérogénéité basse, voire indifférenciée, vis-à-vis de l’attente messianique qui consistera en la réalisation d’un règne millénaire, d’une souveraineté absolue. Dans ces conditions, l’adhérence du soldat au chef de l’armée implique le fait qu’il considère la gloire de son chef comme sa gloire propre. Il va se résigner même dans l’idée qu’il n’a aucunement besoin de gloire et que, comme un corps sans tête, s’effacera dans le corps tentaculaire de son chef, pour renaître sous une forme glorieuse. Figure du type acéphale.

C’est par le biais de cette logique que les pires atrocités ont eu lieu à travers l’histoire de l’humanité : « c’est par l’intermédiaire de ce processus que la boucherie écœurante se transforme radicalement en son contraire, en gloire, c’est-à-dire en attraction pure et intense. A la base, la gloire du chef constitue une sorte de pôle affectif s’opposant à la nature ignoble des soldats. » (SPF : 38). Sadisme du chef, masochisme du soldat, voilà l’équation résolue du succès de la peste fasciste.

Le pouvoir du chef d’armée vise tout d’abord une homogénéité interne, outre l’homogénéité sociale, chose par laquelle il se distingue du pouvoir royal qui ne peut exister qu’en rapport avec la société homogène. L’originalité du fascisme est l’intégration du pouvoir militaire dans un pouvoir social, entraînant ainsi un changement radical de structure : la situation nouvelle impose l’acquisition de nouvelles modalités, propres au pouvoir royal, en relation avec l’administration de l’Etat, selon les prescriptions du pouvoir.

Mystique et fascisme

Par ailleurs, il est important de préciser que le fascisme ne va pas sans une mystique. Il ne peut apparaître que sous forme d’une communauté, d’une organisation d’origine divine. Le chef est dans l’ensemble assimilé avec dieu ou avec une figure mythique, considéré comme l’incarnation de cette force divine ou mythique, avec tout ce que peut porter la notion d’incarnation comme charge lorsqu’il s’agit d’éléments hétérogènes. Cette charge peut exacerber, par exemple, la structure représentative du divin – centrale dans le pouvoir royal – par l’exercice d’une violence libre et irresponsable. Bataille annonce ainsi le triomphe du fascisme sur le plan idéologique en tant que réunion des extrêmes, fusion  magique de Dieu et de l’Etat en l’Idée du Chef Souverain Suprême.

Le Duce ou le Führer marchent vers la  volonté d’introjection la plus profonde et puissante de la structure propre de l’homogénéité dans le mode d’existence hétérogène : « Dieu réalise ainsi dans son aspect théologique la forme souveraine par excellence. » (SPF : 44). Michel Surya appelle ce reversement une « rationalisation de l’hétérogène » dans la mesure où le fascisme ne serait pas une « tératologisation » de la religion érigée en politique mais, au contraire, une rationalisation de la tératologie religieuse qui s’impose dans la politique :

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« Il est essentiel d’apposer ici, l’une à l’autre, religion et politique. Et Bataille est justifié de former cette apposition pour qu’on ne croie pas que le national-socialisme serait et ne serait qu’irrationalité – serait qu’une tératologisation possible de la religion (ou consubstantielle à celle-ci). Il est aussi et tout autant – de part en part – rationalité (la politique en lui est la rationalisation a posteriori de sa tératologie religieuse) ; savant mélange – et inédit – des deux : archaïsme et modernité ; barbarie et technique ; obscurantisme et science ; ignorance (entretenue) et propagande ; aristocratisme et populisme ; tribalisme et internationalisme (aryen) ; revanchisme et devenir ; déchaînement et ordre ; extase et calcul, etc. « Hache » et « Chambre à gaz ». » (SPF : 81) 

En effet, le fascisme n’est pas seulement un retour à la barbarie, n’est pas seulement un mélange archaïsant de religion et de tyrannie royale mais aussi, la juxtaposition du massacre à la hache et des chambres à gaz, c’est-à-dire la mise en œuvre de la science et de la perfection technologique au service d’une machine de guerre mortifère. La science au service de la barbarie, comme l’avait prophétisait Nietzsche à propos de la modernité technoscientifique, au XIXe siècle.    

Pour conclure

Comme Bataille l’a bien indiqué, l’ensemble des processus hétérogènes ne peuvent s’imposer que lorsqu’il y a un désagrégement de l’homogénéité fondamentale qui régit la gestion effective de l’Etat, de la société. La perte d’homogénéité dérive d’un dysfonctionnement économique qui entraîne à son tour un dérèglement de l’appareil politique qui structure l’Etat. Il résulte que les forces hétérogènes, loin d’être toujours désorganisées, proposent d’être la solution au problème posé par les contradictions de l’homogénéité. Après avoir eu la main mise sur le pouvoir, les forces hétérogènes – par le biais de la concentration tendancielle du pourvoir religieux et royal – disposeront des moyens de coercition nécessaires pour abriter sous leur toit les différends survenus entre des éléments auparavant inconciliables.

Une fois réunis, l’autorité du mouvement  hétérogène exclut toute possibilité de subversion en se conformant à la direction générale de l’homogénéité qui l’a précédée, c’est-à-dire aux intérêts de l’ensemble de l’appareil économique capitaliste – homogène en l’occurrence.  Bataille affirme que l’originalité du fascisme se trouve dans sa structure psychologique dont la base réside dans les conditions économiques de production. C’est un médium fondé non sur la concurrence mais sur la liberté des entreprises et des capitaux. C’est ainsi que la partie supérieure de la région hétérogène a pu mobiliser, jadis, la partie inférieure de la société, composées de misérables et d’opprimées, pour entrer en mouvement de lutte contre l’instance souveraine et l’homogénéité légale qui les opprime. Ces classes inférieures auront de ce fait le sentiment de sortir de leur passivité pour passer à une activité consciente, en tant que prolétariat révolutionnaire : ce qui représente le point de concentration pour tout élément social dissocié et rejeté dans l’hétérogénéité.

Bataille nous décrit avec brio dans Le Bleu du ciel à la fois, la désintégration social, économique, politique et érotique. Chose qui a poussé Hans Mayer de dire – cité dans la postface de Michel Surya de La structure psychologique du fascisme – que Bataille seul, avait pu anticiper et comprendre dans le contexte des années 30 que, les nouvelles venant de Pologne et d’Auschwitz étaient les signes d’une apocalypse imminente, qui s’est soldée par six millions de morts, voire plus.

La pensée de G. Bataille pourrait être salutaire pour nous, nous autres algériens, dans le contexte politique actuel : alerter contre la toxicité et le danger des partis et mouvements islamistes, tels que Rachad, qui se réclament, en apparence, de la démocratie pour instaurer, une fois installés au pouvoir, une dictature théologique, l’antinomie absolue de toute démocratie. Cela a faillit se produire pendant la sanglante décennie noire.

Gare aux discours séduisants des charlatans… !

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