Quand l’écrivain Ali Mouzaoui recrée Si-Mohand

Il est des personnalités que l’histoire s’est résolue de conserver pour les raconter aux futures générations. Elles occupent une grande partie dans notre conscience collective et guident nos voies vers la désacralisation des mythes qui obstruent la coulée de nos rêves. Si Mohand-Ou-M’hand en est l’exemple parfaitement effigique. Or, peu de livres ont été consacrés à ce chantre de l’exil, symbole des caprices du vent comme dirait la tradition populaire algérienne.

Comme son titre l’indique, le roman Comme un nuage sur la route d’Ali Mouzaoui, englobe, en plus des péripéties de la vie de Si-Mohand-Ou-Mhand, l’univers frénétiquement empreint des ironies du sort et des morsures irrémédiablement traumatiques de tribus berbères du XIXème siècle.

Ali Mouzaoui, ce scénariste et homme de lettres, a su accoucher les plus belles références littéraires et historiques qui dressent l’itinéraire épineux de Si-Mohand-Ou-Mhand, lui conférant la réincarnation de la pérennité et de l’immortalité,  au sens kunderaien du terme.

Clin d’œil à Ismael Kadaré 

Les notions ostentatoirement exhibées par les critiques littéraires n’ont jamais été à la hauteur des aspirations des auteurs, car ces derniers s’entendent assez spirituellement pour ne point connaître l’intertextualité ou le palimpseste. Comme un nuage sur la route d’Ali Mouzaoui, s’inscrit justement dans cette démarche spirituelle qui projette le lecteur automatiquement dans l’univers d’un des grands romanciers albanais, Ismael Kadaré ; rappelant ainsi le climat mythiquement tribal qui règne sur son roman Avril brisé qui s’ouvre ainsi, « L’homme était maintenant plus près. Il vaut mieux, pensa Gjorg, que je le manque carrément plutôt que de le blesser. Comme il l’avait fait chaque fois qu’il s’était imaginé l’apercevoir, selon la coutume, il avertit sa victime avant de tirer. C’est une affaire qu’il faut régler au plus tôt. Le versement de l’impôt du sang doit suivre immédiatement l’homicide.[1] » Dans Comme un nuage sur la route, le lecteur s’attend à se faire emporter avec le personnage Si-Mohand-Ou-Mhand, mais l’œuvre a brillamment obstrué la lucidité de son regard ainsi que son horizon d’attente. « Un coup de feu. Deux. Puis un troisième. Claquements froids, secs, sans écho… Puis la neige s’était mise à tomber dru […] Mohand, Said, et Cheikh Arezki avaient patienté neufs ans avant de se décider à régler cette dette de sang », écrit Ali Mouzaoui pour rappeler brillamment Ismael Kadaré.

Devant tout ce flot d’imbrications qui peignent l’univers tribal des régions berbères, la vie de Si-Mohand-Ou-Mhand dans ce roman importe peu, car comme dirait Rousseau, « c’est l’époque qui fait l’homme, est non l’inverse. »

Un amour pudique

Une enfance tourmentée par le mal à vivre, l’introspection ponctue le quotidien du jeune Si-Mohand. Victime de sa lucidité et sa perspicacité. Il ne pouvait s’engager dans une relation amoureuse avec Ourida. « Chaque jour, chaque nuit, tu me préoccupes au point de m’égarer dans une page de Coran. Sais-tu seulement que cela fait trois jours que je renonce même à la prière de l’aube », dit-il à Ouirda devant qui le désir amoureux lui ankylosait les genoux.

Dans ce sens, le talentueux Ali Mouzaoui, sensible aux détails qui font le tout, introduit cette émotion de la pudeur, ancrée dans l’individu berbère ou maghrébin, conscient de son devoir envers la bonne conduite pour faire taire les pourparlers et le qu’en-dira-t-on. Le personnage du roman Comme un nuage sur la route, Si-Mohand-Ou-Mhand Ath Hamadouche se retrouve justement dans un double cloisonnement : d’une part celui de la pudeur de par sa culture, d’autre part celui de son statut de Aâlem (connaisseur) ayant eu accès au savoir contrairement aux enfants de son âge.

La démystification de la figure de Si-Mohand-Ou-Mhand

Toute culture, après un temps passé, a tendance à chanter ses symboles et ses monuments, les élevant parfois au rang de dieu. Or, dans le cas du roman Comme un nuage sur la route, Ali Mouzaoui se passe de cette mission ethnocentriste et va vaillamment interroger la figure de son personnage principal Si-Mohand-Ou-Mhand. Ali Mouzaoui a ressuscité son héros pour interroger son univers social et la façon dont il l’a produit ainsi que sa vision du monde. Il ne manque pas néanmoins de le « prendre par le cou » comme dirait Barthes et le vider de toutes ses gloires. « Si-Mohand-Ou-Mhand, tu es un clerc mais tu ne comprends pas les choses les plus évidentes. La pire des hontes est de vivre aux crochets d’une belle-mère, veuve de surcroît. Secoue les pans de ton burnous et mets-toi au travail, » disait la belle-mère à Si-Mohand qui se ramollit devant cette vérité, lui qui dépense son argent dans le vin et le kif. Mohand-Ou-Mhand n’incarne plus dans Comme un nuage sur la route une figure mystique empruntant certains caractères aux anges, mais un individu, réduit à son humanité la plus ordinaire et la plus complexe à la fois,  ayant ses défauts et dans la plupart de cas, déboussolé pour Dieu sait quoi. Ali Mouzaoui a fait preuve d’intelligence en démolissant les images toute faites qu’ont les peuples de leurs symboles pour nous dire qu’il faut avant tout s’accepter pour essayer d’avancer.

L’errance, l’incontournable destin de Si-Mohand

Parler de l’Algérie sans l’associer à la notion de l’exil serait une gageure. Elle ne peut se définir sans l’exil ; ce concept, dit encore « El ghorba », est présent dans presque tous les chants et poèmes populaires algériens. Si-Mohand-Ou-Mhand est l’une des multiples figures culturelles et artistiques ayant subi la malédiction de l’exil qu’il traite et reproduit dans ses poèmes. À essayer de réfléchir s’il s’agit d’un exil volontaire ou forcé, les poèmes de Si-Mohand répondent que ce n’est ni l’un ni l’autre. L’exil de Si-Mohand est une entreprise qui échappe aux contraintes de la recherche de soi ou le désir de quitter sa terre natale après s’être fait dévaliser ; c’est une fuite permanente d’un fantôme existentialiste omniprésent, né de sa compréhension de la réelle condition humaine. L’exil représente pour lui une philosophie en soi, un art de vivre et de voir le monde. « Que le chemin fut long et pénible jusqu’à Tunis ! Le poète, âgé et affaibli par ses errances et la mal-vie, se traînait littéralement sur les routes. Il fit le voyage sans compagnon, mangeant peu, se reposant mal. Le plus souvent, Si-Mohand-Ou-Mhand avait la terre pour couche et le ciel comme couverture »,  écrit Ali Mouzaoui.

L’exil chez Si-Mohand, en spectre qui accompagne sa poésie,  transforme sa forme et y élit domicile pour se dire à haute voix et témoigner de ce qu’a vécu le poète.

Me Voici parvenu à Tunis/Repus d’errances /Salut à vous saints du pays/J’ai le corps tout souillé de poussière /Frissonnant /Et si las qu’il répugne à toute nourriture /Ma peau colle sur mes os /Je n’arrive pas à dormir /Mais grâce à Dieu ce mal comme brume passera  

En somme, Comme un nuage sur la route d’Ali Mouzaoui, en plus de s’ériger en une belle référence sur la vie et l’œuvre de Si-Mohand, chante à haute voix les poèmes de ce dernier pour les inscrire aux étendards qui témoignent de notre « mémoire tatouée » et nous invite à voir de plus près à quoi ressembleraient nos valeureux artistes, à quel sort ils sont voués, tristes écorchures d’une vie maudite que le vent emporte « comme un nuage sur la route. »

[1]   Ismael Kadaré, Avril brisé, Livre de poche, Paris, 2001.

Ali Mouzaoui, Comme un nuage sur la route. Editions Frantz Fanon. 2020. 800 DA

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