La Constitution algérienne, les islamistes ont-ils gagné ?

Les ennuis avec la justice algérienne de beaucoup d’hommes et de femmes, dont le dernier est Said Djabalkhir, se répètent et s’amplifient. Le délit est toujours le même : atteinte à l’islam conformément à l’article 144 bis 2 du code pénal ajouté en 2001. Cette situation de grave atteinte à la liberté d’expression et à la liberté de conscience nécessite d’interroger la Constitution étant donné qu’elle constitue la loi fondamentale de l’État. Certes, le législateur algérien ne s’est jamais trop soucié de légiférer en cohérence avec la Constitution. Le code de la famille qui maintient les femmes en situation d’infériorité alors que la Constitution stipule l’égalité de tous les Algériens et Algériennes en est une bonne preuve, mais ce n’est pas la seule.

L’Algérie, 6 Constitutions

Depuis l’indépendance, les Algériens ont eu 6 Constitutions. L’analyse des droits à la liberté individuelle : la liberté religieuse et la liberté d’expression, de la première Constitution, celle de 1963 à celle de 2020, permet de constater que les Algériens ont progressivement perdu beaucoup de leurs droits et en premier lieu le droit à la liberté.

La Constitution algérienne de 1963 ( Le texte en français )

La Constitution algérienne de 1963, dans l’article IV, titre I :  Principes et objectifs fondamentaux, affirme que : « L’islam est la religion de l’État. La République garantit à chacun le respect de ses opinions et de ses croyances, et le libre exercice des cultes. »

Les principes du respect des croyances et du libre exercice des cultes qui y sont bien mentionnés sont très intéressants, cela ne signifie pourtant pas la garantie de la liberté de conscience qui est le droit de croire ou de ne pas croire et de changer sa religion.

On peut respecter les croyances des non-musulmans, par exemple, leur permettre d’exercer leur culte, sans que cela n’implique la reconnaissance pour les Algériens du droit de ne pas croire ou de changer leur religion.

La liberté de conscience, qui est plus large que la liberté religieuse, est un droit humain fondamentale inscrit dans la Déclaration de droits de l’Homme de 1948. Et l’Algérie précise dans l’article 11 de cette même Constitution son l’adhésion à cette Déclaration.

En 1965 et après le coup d’État de Boumediene, la Constitution algérienne a été suspendue.  L’Algérie a attendu 11 ans pour avoir une autre Constitution.

La Constitution de 1976, les droits de l’Homme (Le texte en français)

Dans le premier titre de la Constitution algérienne de 1976 : Des principes généraux régissant la société algérienne, le chapitre IV a un titre très intéressant :  Des libertés fondamentales et des droits de l’Homme et du citoyen.

Dans son article 39, elle stipule : « Les libertés fondamentales et les droits de l’Homme et du citoyen sont garantis. » Elle ajoute dans l’article 53 que :« La liberté de conscience et la liberté d’opinion sont inviolables. » Les droits de l’Homme et du citoyen et la liberté de conscience et de l’opinion sont donc reconnus et garantis par la Constitution algérienne. Le peuple a gagné en matière de droits à la liberté, ce qui est extraordinaire. Cependant, d’une part, l’article 2 de la Constitution affirme que « L’islam est la religion de l’État ». Or, l’islam ne reconnaît pas la liberté ni l’égalité de tous les êtres humains. D’autre part, alors que la Constitution est la loi fondamentale de l’État, Boumediene la met sous tutelle d’une autre loi fondamentale celle de la Charte nationale. Jusqu’à 1989, les textes de loi sont promulgués en faisant tout d’abord référence à cette Charte, ce qui contredit le sens même d’un système constitutionnel. D’autant plus que la Charte nationale imposée au peuple fait référence à l’islam vidant ainsi la liberté de conscience de son sens.  En soumettant la femme à son rôle d’épouse et de mère, ce sont les droits de l’Homme qu’elle vide de leur âme.

Néanmoins, l’inscription de ces droits dans la Constitution pour un pays marqué par le conservatisme est important à souligner. Il montre les efforts fournis par les laïcs, les démocrates et les humanistes pour inscrire l’Algérie dans l’ère de la modernité.

La Constitution de 1989, les droits de l’Homme un patrimoine ( Le texte en français )

Dans la Constitution de 1989, le chapitre IV du premier titre change de titre. Il devient : Des droits et des libertés.  La notion des droits de l’Homme disparaît du titre, mais demeure dans l’article 31 qui affirme que : « Les libertés fondamentales et les droits de l’Homme et du Citoyen sont garantis.  Ils constituent le patrimoine commun de tous les Algériens et Algériennes, qu’ils ont le devoir de transmettre de génération en génération pour le conserver dans son intégrité et son inviolabilité ».

L’article 35 affirme que : « La liberté de conscience et la liberté d’opinion sont inviolables.» et l’article 36 atteste que : « La liberté de création intellectuelle, artistique et scientifique est garantie au citoyen[…]. »

L’article 39 quant à lui affirme que : « Les libertés d’expression, d’association et de réunion sont garanties au citoyen. » Avec de telles lois fondamentales qui garantissent la liberté et les droits de l’Homme, le peuple ne devrait plus s’inquiéter pour ces droits fondamentaux de la personne humaine tels qu’ils sont reconnus par la déclaration des droits de l’Homme de l’ONU du 10 décembre 1948. D’autant plus que la Charte nationale étant supprimée le jour même de l’adoption de la

Constitution, c’est-à-dire le 23 février 1989, libère celle-ci de sa tutelle et donne plus de sens aux lois de la Constitution.

Tout n’est pourtant pas gagné, étant donné que l’article 9 du chapitre II : Le peuple, fait une référence à la religion en précisant que : « Les institutions s’interdisent : les pratiques féodales, régionalistes et népotiques ; l’établissement de rapports d’exploitation et de liens de dépendance ; les pratiques contraires à la morale islamique et aux valeurs de novembre. »

Comment l’État peut-il garantir la liberté de conscience et les droits de l’Homme fondés sur la liberté et l’égalité si les institutions doivent respecter la morale islamique qui ne reconnaît pas ses deux principes ?

La Constitution de 1996, pas de changement en matière de droits et de libertés  (Le texte en français) (Le texte en arabe)

Le chapitre IV du premier titre concernant les droits et les libertés ne connaît pas de changement dans la Constitution de 1996 en comparaison à celle de 1989.

Le titre du chapitre reste le même et l’article 32 stipule lui-aussi que : « Les libertés fondamentales et les droits de l’Homme et du citoyen sont garantis. » Comme dans la précédente, il affirme que ces droits « constituent le patrimoine commun de tous les Algériens et Algériennes, qu’ils ont le devoir de transmettre de génération en génération pour le conserver dans son intégrité et son inviolabilité. » L’article 36 affirme que : « La liberté de conscience et la liberté d’opinion sont inviolables. »

L’article 41 stipule que : « Les libertés d’expression, d’association et de réunion sont garanties au citoyen. » et l’article 9, du chapitre II : Le peuple, qui précise que les institutions doivent s’interdire des pratiques contraires à la morale de l’islam est également réitéré.

La Constitution de 2016, l’inattendu ? (Le texte en français) ( Le texte en arabe)

Le chapitre IV : Des droits et des libertés de la Constitution de 2016, promulguée pendant la présidence de Bouteflika, confirme dans l’article 38 la garantie des libertés fondamentales et des droits de l’Homme et du citoyen qui constituent le patrimoine commun de tous les Algériens et Algériennes.  La liberté de conscience, la liberté d’opinion, la liberté d’exercice du culte et la liberté d’expression sont réaffirmées dans les articles 42 et 48.

Cependant, l’article 50, du chapitre IV ajouté à la Constitution, atteste que : « La liberté́ de la presse écrite, audiovisuelle et sur les réseaux d’information est garantie […] dans le cadre de la loi et du respect des constantes et des valeurs religieuses, morales et culturelles de la Nation[…]. » Cette restriction de l’article 50 au nom de la religion, de la culture et des valeurs morales s’ajoute à celle de l’article 10 (qui est l’article 9 dans les deux Constitutions précédentes) stipulant que les institutions s’interdisent des pratiques contraires à la morale islamique et aux valeurs de la révolution de novembre.

Ainsi, pour la première fois, des bornes concernant l’exercice de la liberté d’expression sont dressées au sein de la Constitution au nom de la religion, de la morale et de la culture réduisant drastiquement le champ d’action de la liberté et son expression. Dans la société algérienne où tout est lié soit à la religion soit aux valeurs morales et culturelles de la « nation » pour reprendre les termes de la Constitution, la liberté d’expression est vidée de son sens. La Constitution déclare donc les droits de l’Homme comme garantis et comme patrimoine inviolable des Algériens et en même temps s’en détourne, car fondée sur l’inégalité et l’obéissance, la morale de l’islam est à l’opposé de celles des droits de l’Homme.

Les islamistes ont profité de la réconciliation nationale voulue par Bouteflika pour soumettre les Algériens à leur volonté et aux lois de l’islam.

La Constitution algérienne de 2020, pas de place pour les droits de l’Homme ( Le texte en français) ( Le texte en arabe)

Le titre II de la Constitution de 2020 change de titre en devenant : Des droits fondamentaux, des libertés publiques et des devoirs. Le chapitre I de ce titre concernant les droits et les libertés lui aussi change de titre et devient : Des droits fondamentaux et des libertés publiques. Le titre ne parle plus de droits de l’Homme, mais de droits fondamentaux. Seulement.

Dans tous les articles concernant les droits des citoyens, l’expression droits fondamentaux a remplacé celle des droits de l’Homme comme c’est le cas des articles 34 et 35 stipulant la garantie des droits fondamentaux et non des droits de l’Homme. Ainsi, on lit respectivement : « Les dispositions constitutionnelles ayant trait aux droits fondamentaux, aux libertés et aux garanties s’imposent à l’ensemble des pouvoirs et institutions publiques. » « Les droits fondamentaux et les libertés sont garantis par l’État ».

Une très grande différence existe pourtant entre les deux.  Si les droits de l’Homme sont des droits fondamentaux, les droits fondamentaux ne sont pas forcément les droits de l’Homme.

« Les droits fondamentaux » est une expression qui est confuse et très subjective étant donné que le contenu peut varier selon les convictions sociales, politiques et religieuses des personnes ou des sociétés. En revanche, les droits de l’Homme sont encadrés et déterminés par la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948. Ainsi, la Constitution algérienne garantie des droits aux Algériennes et aux Algériens sans qu’on sache réellement lesquels.

L’article 51, lui aussi, se sépare de la liberté de conscience introduite comme droit des Algériens en 1989 et se contente de la liberté de l’exercice du culte. Ainsi lit-on : « La liberté d’opinion est inviolable. La liberté d’exercice du culte est garantie dans le respect de la loi. »

La liberté de conscience et la liberté de l’exercice du culte se complètent certes mais sont très différentes. La disparition du droit à la liberté de conscience s’inscrit dans la logique de la disparition de la notion des droits de l’Homme où elle est reconnue comme un droit fondamental à la personne humaine nécessaire au respect de sa dignité. L’article 54 concernant la liberté de la presse réitère les restrictions de la liberté d’expression qui doit s’exercer dans les limites « des constantes, des valeurs religieuses, morales et culturelles de la nation ».

La notion des droits de l’Homme est en revanche évoquée dans le préambule pour rappeler l’attachement de l’Algérie à ces droits dans sa politique étrangère. Elle apparaît également dans le titre V article 221 qui présente le Conseil national des droits de l’Homme comme un organisme consultant (depuis la constitution de 2016)

Le Haut conseil islamique est quant à lui devenu un organisme consultant depuis la constitution de 1989 article 161.

La disparition de la notion des droits de l’Homme et de la liberté de conscience dans le chapitre concernant les droits et les libertés s’explique par l’intrusion des islamistes au sein de la plus haute instance de l’État, celle qui légifère pour l’État, trace sa forme et détermine son fonctionnement. Bien qu’ils n’aient jamais été réellement respectés, cela constitue un glissement grave dans le domaine des droits humains en Algérie.

La mainmise des islamistes sur la Constitution

Les islamistes et les salafistes n’ont jamais accepté la Déclaration des droits de l’Homme ; en 1948, l’Arabie Saoudite fait partie de huit pays qui ne l’ont pas signée. Pour eux, les droits que cette déclaration reconnaît à tous les êtres humains sans distinction ne sont pas adaptés à leur religion. Ils ne concernent donc pas les musulmans. Les droits que l’islam reconnaît à l’être humain sont meilleurs, car issus du divin alors que ceux de la Déclaration universelle des droits de l’Homme sont issus de la pensée humaine.

Les islamistes et les salafistes ont fourni beaucoup d’efforts pour que les musulmans se détournent de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Ils ont fini par décréter la Déclaration des droits de l’Homme en islam, non reconnue par l’ONU.  Un texte conçu selon les normes de la charia qui est fondée sur le principe d’inégalité entre les femmes et les hommes et les musulmans et les non-musulmans et qui ne reconnait pas le principe de la liberté, notamment la liberté de conscience.  Il a été rédigé en 1981 et adopté au Caire en 1990 par l’Organisation de la coopération islamique, comptant 57 pays membres, dont fait partie l’Algérie depuis 1969.

La Constitution a privé les Algériens de leurs droits fondamentaux tels qu’ils sont inscrits dans la Déclaration des droits de l’Homme de 1948 et procuré à l’article 144 bis 2 du code pénal une légitimité qu’il n’avait pas en 2001. Les islamistes qui prétendent avoir le monopole de la parole divine disposent donc d’un cadre constitutionnel et juridique pour faire la chasse à tous ceux qui ne sont pas d’accord avec leurs idées et leur vision de la société. Ils ont ainsi pu s’imposer progressivement sans même que le peuple, qui s’est battu contre eux pendant des années, ne s’en rende compte.

L’évolution de la Constitution algérienne à travers les différentes révisions révèle un renoncement, graduel mais systématique aux droits de l’Homme, notamment la liberté de conscience et d’opinion.

 

Razika Adnani est philosophe et spécialiste des questions liées à l’islam.  Elle est membre du Conseil d’Orientation de la Fondation de l’Islam de France, du Conseil Scientifique du CEFR, membre du groupe d’analyse de JFC Conseil et Présidente Fondatrice des Journées Internationales de Philosophie d’Alger. Elle est auteure de plusieurs ouvrages parus chez UPblisher, l’Aube dont le dernier est Pour ne pas céder, textes et pensées publié en Février 2021 par UPblisher. 

De 2014 à 2016, elle donne un ensemble de conférences sur le thème « Penser l’islam » à l’Université Populaire de Caen de Michel Onfray.  De 2015 à 2017, elle contribue aux travaux du séminaire « Laïcité et Fondamentalismes » organisé par le Collège des Bernardins.

En 2018 et en 2019, c’est à l’université Permanente de Nantes puis au Centre d’Étude du Fait religieux qu’elle donne deux cycles de conférences, l’un sur « La pensée musulmane » et l’autre sur « La réforme de l’islam du XIXème siècle à nos jours ».  Razika Adnani collabore à de nombreuses émissions et journaux (Marianne, Figaro, Le Monde, La Croix…).

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