Le problème du ressentiment : Pierre Bourdieu lecteur de Flaubert (1re partie)

La dialectique du ressentiment, écrit Pierre Bourdieu dans Les règles de l’art, est un champ de pouvoir dans lequel le ressentimiste condamne en l’autre la possession qu’il désire pour lui-même. La passion malheureuse pour des possessions inaccessibles et l’admiration extorquée qui va de pair, ajoute Bourdieu, sont vouées à s’achever dans la haine de l’autre, seule et unique manière de contrecarrer la haine de soi lorsque l’envie s’applique à des propriétés : corporelles ou incorporées, « comme les manières, que l’on ne peut pas s’approprier, sans pouvoir pour autant abolir tout désir d’appropriation ( c’est ainsi que la condamnation indignée du ‘’brillant’’, fréquente parmi les ‘’cuistres’’, comme aurait dit Flaubert, n’est le plus souvent que la forme renversée d’une envie qui n’a rien à opposer à la valeur dominante qu’une antivaleur, le ‘’sérieux’’, définie par la privation de la valeur condamnée)[1]

Bourdieu analyse finement la mise en scène de cette antivaleur dans l’Education sentimentale de Gustave Flaubert, où la relation entre deux personnages, Frédéric et Deslauriers, dessine l’opposition entre ceux qui héritent et ceux qui héritent seulement l’aspiration à posséder, « c’est-à-dire entre bourgeois et petit-bourgeois[2]». Ces deux derniers aspirent à l’aventure : l’un, Frédéric, a l’argent et manque d’audace ; l’autre, Deslauriers, audacieux et intrépide mais sans argent.

Le principe de relation singulière entre les deux amis, Frédéric et Deslauriers, est inscrit dans la relation entre la bourgeoisie et la petite bourgeoisie, estime Borudieu. « L’aspiration qui porte à s’identifier, à se mettre à la place, à se prendre pour un autre, est constitutive de la prétention petite-bourgeoise et, plus largement, de la position de prétendant ou de second, de ‘’double’’[3].» Dans plusieurs passages de l’Education sentimentale, la structure objective de la relation entre les classes transparaît le plus clairement dans l’interaction entre les individus : ces derniers sont soumis à l’ensemble des forces d’attraction et/ou de répulsion qu’exerce sur eux le champ du pouvoir.  Bourdieu souligne que les plus intenses de ces interactions sont des relations sentimentales qui, en cas d’échec, peuvent tourner au ressentiment.

La propension obsessionnelle de Deslauriers à s’identifier à Frédéric, à marcher sur ses pas, dans une singulière évolution intellectuelle qui mélange à la fois la vengeance et sympathie, l’imitation et l’audace,  ne va pas sans une conscience aiguë de la différence qui le sépare, de manière abyssale, de Frédéric. Pour Bourdieu, l’espoir désespéré d’être un autre tourne facilement au désespoir d’y échouer et l’ambition par procuration achemine vers l’indignation morale : « Frédéric, ayant ce qu’il a, devrait avoir les ambitions que Deslauriers a pour lui ; ou bien Deslauriers, étant ce qu’il est, devrait avoir les moyens dont dispose Frédéric. Il faut suivre encore Flaubert : ‘’ Et l’ancien clerc s’indigna que la fortune de l’autre fût grande. Il en fait un usage pitoyable. C’est un égoïste. Eh ! je me moque bien de ses quinze mille francs’’[4]

La vision typiquement petite-bourgeoise, écrit Bourdieu, qui consiste à faire dépendre la réussite sociale de la volonté et de la bonne volonté individuelle, déclenche, en cas d’échec, le ressentiment gisant en son revers :

Le ressentiment est une révolte soumise. La déception, par l’ambition qui s’y trahit, constitue un aveu de reconnaissance. Le conservatisme ne s’y est jamais trompé : il sait y voir le meilleur hommage rendu à l’ordre social, celui du dépit et de l’ambition frustrée ; comme il sait déceler la vérité de plus d’une révolte juvénile dans la trajectoire qui conduit de la bohème révoltée de l’adolescence au conservatisme désabusé ou au fanatisme réactionnaire de l’âge mûr[5].

L’archétype du petit-bourgeois déçu, sans succès et en phase de devenir un ressentimiste, que Flaubert esquisse dans les personnages de l’Education sentimentale, Deslauriers et Hussonnet,  rentre dans le cadre de ce que Max Weber appelle l’ « intelligentsia prolétaroïde » : le petit-bourgeois est l’incarnation typique d’une vie bohème, vouée aux privations matérielles et aux déceptions intellectuelles. D’échec en échec, et dans l’attente désespérée de la reconnaissance du public, le petit-bourgeois utopiste devient aigri, prêt à tout dénigrer dans l’art de ses contemporains, dans la posture du révolutionnaire soumis. Au terme de ses échecs, ajoute Bourdieu, le petit-bourgeois, devenu ressentimiste, va jusqu’à 1) s’installer dans le poste d’animateur d’un cercle réactionnaire, 2) écrire des biographies de patrons d’industrie. Pourquoi ?  Pour gagner la « haute place » d’où il domine « tous les théâtres et toute la presse »[6].

On pourrait voir facilement dans l’analyse bourdieusienne des rapports de pouvoir (et des faits qu’ils engendrent)  entre les personnages de l’Education sentimentale une étude du ressentiment comme mentalité acquise suite à des dispositions psychologiques qui serait proche de la « frustration », de la « rancœur » ou de la « convoitise ». En réalité, l’analyse du ressentiment s’avère plus complexe que cela.

Dans Les idéologies du ressentiment (1997), Marc Angenot soutient, à la suite de Kierkegaard et de Nietzsche, que le ressentiment trouve ses origines dans des morales, des idéologies, des mises en discours, des « visions du monde ». Selon ce dernier, aucune idéologie n’est le produit des « peuples » ni des « masses » : elle est, en revanche, le produit d’idéologues autolégitimés, de tribuns et de rhéteurs de rancune stimulables à profit, parlant au nom des leurs et profitant ainsi du silence massif des entités collectives dont ils s’instituent en porte-parole. Traiter du ressentiment comme idéologie, suppose donc qu’on mette en lumière la genèse de celle-ci.

Dans sa Généalogie de la morale, Nietzsche inscrit le modèle et la source historique du ressentiment dans le christianisme. Dans l’Evangile de Luc (VIII, 36-50), on peut voir le paradigme des « premiers seront les derniers… » qui, traitant à l’origine d’une herméneutique de l’humilité qui met en scène le Pharisien et la Femme pécheresse, se transformer, par un coup de puce revendicateur, en une herméneutique du ressentiment : les bonnes actions du pharisien (payement de la dîme, faveurs accordées aux pauvres, etc.), homme riche et puissant, sont frappées de suspicion. Au tout ceci est suspect, écrit Marc Angenot, la morale du ressentiment préfère, à priori, « la fille publique parce que sa bassesse est présage de son mérite, [puis] qu’elle  n’est pas responsable de sa condition mais que le sont sans nul doute tous ceux qui au-dessus d’elle la méprisent, parce qu’elle ne juge pas et fait remise de soi.[7]».

Dans cet épisode de l’Evangile de Luc, Nietzsche voit la proto-version de la morale du ressentiment : le pharisien est puissant et se pose comme juge sur les plus faibles = sa justice et sa bonté sont suspectes, sont à inverser ; la femme pécheresse est plus bas que la terre et ne prétend à rien = sa bassesse sociale est le signe infaillible de sa supériorité morale. Avec Karl Marx, on peut parler, dans ce cas, de la  fausse conscience qui représente un processus de fabrication idéologique que le prétendu penseur accomplit bien avec conscience, mais avec une conscience fausse. Voici un exemple de Nietzsche qui illustre cette fausse conscience :

…« les misérables seuls sont les bons, les pauvres, les impuissants, les hommes bas seuls sont les bons, les souffrants, les nécessiteux, les malades, les difformes sont aussi les seuls pieux, les seuls bénis des dieux, pour eux seuls il y a une félicité, tandis que vous, les nobles et les puissants, vous êtes de toute éternité les méchants, les cruels, les lubriques, les insatiables, les impies, vous serez éternellement aussi les réprouvés, les maudits et les damnés ! »…[8]

Cette initiative de renversement des valeurs, initiée selon Nietzsche par cette déclaration, annonce l’avènement de l’homme du ressentiment qui conçoit l’ « ennemi méchant », « le méchant » comme principe, à partir duquel il imagine par imitation et comme antithèse un bon, c’est-à-dire lui-même[9]:

L’homme du ressentiment n’est ni franc, ni naïf, ni honnête et sincère envers lui-même. Son âme louche ; son esprit aime les repaires, les détours et les portes dérobées, tout ce qui est dissimulé de nature le touche comme son monde à lui, sa sécurité, son réconfort ; quant à se taire, à ne pas oublier, à patienter, à se faire momentanément petit, à s’humilier, il s’y entend à merveille. Une telle race d’hommes du ressentiment finira nécessairement par  être plus circonspecte que n’importe quelle race noble, elle honorera la circonspection dans une tout autre mesure : à savoir comme une condition d’existence de premier ordre…[10]

L’homme du ressentiment est un homme qui n’oublie pas : on sait tous que la faculté de l’oubli occupe une place très importante dans la philosophie nietzschéenne. Ce dernier fait d’elle la condition sine qua nun qui permet à l’ « homme noble » de se régénérer.  Comment ? Chez l’ « homme noble », écrit Nietzsche, le ressentiment se manifeste et s’épuise en une réaction instantanée : dans ce cas, le ressentiment n’empoisonne pas. L’oubli créé les conditions nécessaires dans lesquelles il serait vain pour quiconque de prendre au sérieux ses ennemis, ses échecs et même ses propres méfaits. Nietzsche voit en cela « le signe des natures fortes et accomplies auxquelles une surabondance de force plastique permet de se régénérer, de guérir et même d’oublier[11]». Pour lui, Mirabeau est la parfaite illustration de celui qui n’avait pas la mémoire des insultes et des infamies dirigées contre lui : il pardonnait parce qu’il oubliait. Nous appelons l’homme de l’oubli celui qui débarrasse d’un seul coup la « vermine qui chez d’autres s’incrusterait », celui qui est révérencieux envers ses ennemis, dans l’ici-bas, sans aucune attente de rétribution, divine ou humaine.

Le ressentiment serait donc une maladie qui condamne l’homme du ressentiment à la réaction, non à l’action. L’homme du ressentiment dit « non » ; l’homme de l’oubli dit « oui ». Le non débouche sur une révolte soumise ; le oui engendre une révolte victorieuse, créatrice. Pour Nietzsche, la personne ressentimiste est « esclave » de son propre ressentiment ; elle a beau à s’insurger, à se révolter, en vain, elle est comparable au serpent qui se mord la queue : l’ouroboros.

Le soulèvement des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment devient lui-même créateur et engendre des valeurs : le ressentiment de ces êtres à qui la réaction véritable, celle de l’action, est interdite, et que seule une vengeance imaginaire peut indemniser. Alors que toute morale aristocratique naît d’un oui triomphant adressé à soi-même, de prime abord la morale des esclaves dit non à un « dehors », à un « autre », à un « différend-de-soi-même », et ce non est son acte créateur[12].

Comment guérir donc la maladie du ressentiment ? Par quelle ruse est-il possible de renverser le nihilisme du « non » destructeur en un « oui » générateur de vie, de création ?

Dans un récent essai où philosophie, psychanalyse et littérature se mêlent en bonne harmonie, Ci-gît l’amer (2020), Cythia Fleury diagnostique l’amertume que génère le ressentiment et propose des remèdes, des pharmakon pour guérir l’ « amer ». Avec un jeu de mots psychanalytique, elle propose la thèse suivante en guise de guérison : l’amer est fermé, c’est le non. La mer est ouverte, c’est le oui. Le fermé est un ouroboros qui se mord la queue : l’oubli est impossible et le ressentiment demeure le cercle vicieux qui empoisonne la vie. L’ouvert est étendue : l’oubli est possible et il dissipe le ressentiment. Dissiper le ressentiment signifie ouvrir le chemin vers la guérison. Par quoi ? Par l’imagination créatrice qui a été longtemps la prisonnière du ressentiment. Pour le dire dans le vocabulaire de Cynthia Fleury, la sublimation est le remède au ressentiment.

 

[1] .Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1998, p. 43.

[2] .Ibid., p.39.

[3] .Pierre Bourdieu, op.cit., p. 41.

[4] .Ibid., p. 43.

[5] .Ibid., p. 44.

[6] .Pierre Bourdieu, op.cit., p. 45.

[7] .Marc Angenot, Les idéologies du ressentiment, Montréal, XYZ Editeur, 1997, p. 26.

[8] .Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, Paris, Gallimard, « Folio », 1971, p. 31.

[9] .Ibid., p. 39.

[10] .Ibid., p. 37.

[11] .Ibid., p. 38.

[12] . Friedrich Nietzsche, op.cit., p. 35.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *